Louis Pergaud écrit à Marcel Martinet *:
"J'ai remis jusqu'à aujourd'hui pour t'écrire et pourtant voici trois jours que nous sommes au cantonnement dit de repos ; mais les besognes
les plus fastidieuses et les plus emmerdantes se succèdent avec une telle rapidité que j'ai à peine eu le temps tous ces jours-ci d'envoyer un mot à Delphine.
Puisqu'elle vous a écrit je n'ai rien à vous apprendre sur son voyage. Là-bas, c'est le froid et le neige et la chère petite se lamente sur ma triste situation. Il est vrai que nous avons eu des jours où la gelée pinçait dur, où le nez suintait, les yeux pleuraient et les jambes s'engourdissaient. C'était durant le jour, empilés dans nos abris, car de nuit, malgré les balles qui sifflent ou claquent, suivant qu'elles ricochent ou qu'elles suivent leur droit chemin, on bat la semelle au-dessus du parapet avec une insouciance et un fatalisme parfaits et l'on se réchauffe facilement.
Ce beau froid n'a pas duré ; maintenant c'est le dégel et la boue, mais nous y sommes habitués. Quelles belles nuits il a fait ces jours derniers ; des clairs de lune féeriques illuminaient la plaine grise et blanche ; les coteaux voisins d'où l'artillerie ennemie nous bombarde souvent se détachaient sous un ciel adorablement pur et le sifflement des balles plus métalliques et plus sec avait quelque chose de la plainte de douleur ou du cri de colère.
Plusieurs fois de suite j'ai commandé des corvées. Le fusil dans le dos, le cou engoncé dans le cache-nez, une trique à la main en avant de ses 60 poilus portant leur fascine ou leur gabion, j'avais l'air d'un pasteur menant son troupeau à ne sait quel pâturage fantastique, perdu très loin dans le mystère.
En avant, à quelques centaines de mètres, les camarades veillaient ; par moment les mitrailleuses fauchaient un pan de silence et un rectangle de terrain et nous continuions d'avancer sous la lune, du même pas égal et lent. Quelquefois un porteur glissait et s'étalait ; on s'arrêtait en silence pour le relever, vérifier ses coudes et ses genoux, lui demander si le postérieur n'était pas endommagé et l'on repartait.
Des campagnols et des mulots par légions sortent de terre, glissant sur le sol, rapides comme des serpents et faisant entendre leur petit cri de rappel analogue à une plainte d'oiseau blessé. Une compagnie de perdreaux se rallie de temps à autre et des hordes de chouettes et de chats-huants passent dans le ciel, légères et silencieuses, aussitôt apparues qu'évanouies ; c'est le contraire que je veux dire : aussitôt évanouies qu'apparues.
Une autre faune commence à pulluler un peu partout, dans la paille des granges, dans le foin des abris, dans les flanelles des poilus et dans leur système pileux aussi : c'est la vermine des guerres qui a fait la gloire de saint Labre ** et qui fait l'emm... de beaucoup. Il en est peu parmi nous qui ne se soient à un moment ou à un autre découvert au moins un de ces locataires encombrants. Aussi appelons-nous de tous nos voeux le jour où l'on pourra se débarbouiller tous les jours, changer de linge un peu plus souvent et prendre quelques bains.
Ce matin, depuis cinq jours que je n'avais pu le faire, j'ai réussi tout de même à me débarbouiller un peu minutieusement. J'en ai profité pour faire une visite en règle de tous les replis de mes effets : j'ai eu la joie de constater que je n'avais rien encore, mais, un jour ou l'autre, il faudra bien m'attendre à écraser quelque pou au carrefour de deux poils.
Nous mangeons bien, heureusement, et c'est grâce à cette suralimentation que nous arrivons pour la plupart à rester solides au poste ; mais la guerre d'usure est, aussi bien pour nous que pour les Boches, une guerre d'usure et nous aurons sans doute plus tard à payer en douleurs de toutes sortes notre vaillance un peu artificielle et forcée d'aujourd'hui.
...
L'Italie et la Roumanie entreront-elles dans la danse et leur intervention hâtera-t-elle de beaucoup la solution que nous espérons ? Nous voulons y croire. Pour l'heure, mon cher vieux, je n'ai pas l'esprit à philosopher. Il y a des minutes où le désir 1 d'écrire me démange, et puis ça passe et ça revient, mais quand j'en aurais le temps, je suis fatigué.
* Marcel Martinet : ancien élève de l'Ecole normale supérieure, puis fonctionnaire à l'Hôtel de Ville. Poète et romancier, ami personnel de Trotsky et de Romain Rolland, il fut l'un des rares intimes de Pergaud qui aient pris une part active aux luttes politiques et sociales.
** Benoit-Joseph Labre : par esprit de mortification il fait voeu de ne pas se laver ; son absence d'hygiène et sa vermine sont devenus légendaires.
1 - mot surchargé. On peut lire aussi : démon
2 - Il semble bien que Pergaud, à cette époque; ait songé à écrire un livre sur sa vie guerrière. Lucien Descaves lui écrivait, en effet, le 18 janvier 1915, ce qui suit : "La tranchée ! Le beau livre, âpre et véridique, mon cher Pergaud, et comme je vous vois l'écrivant, après l'avoir vécu ! J'y pense souvent ... Tous les livres écrits sur la guerre par ceux qui ne l'ont pas faite, devront porter loyalement cet avertissement au lecteur : Loin du front."