Louis Pergaud écrit à son épouse :
"Dans la grange que nous occupons, nous avons, à quatre, une place réservée sous le toit ... Tu ne saurais te figurer cette chambrée. De la rue, boueuse à souhait, on entre par une porte à moitié enfoncée dans une espèce d'avant-grange occupée par deux chevaux (deux bourins comme disent les hommes) qui ont rué tellement la nuit dernière, qu'ils ont enfoncé une cloison de briques séparant cette partie de la maison du couloir attenant à la cuisine. L'un de ces carcans même a si bien fait qu'il a réussi à tomber dans la cave d'où on l'a retiré comme on a pu. De l'écurie de ces bourins, on grimpe par une échelle dans la grange, qui ne contient naturellement comme fourrage que notre paille de couchage.
Là, tout au long des murs,les hommes sont étalés, l'équipement, le fusil et le sac à leur tête, et, le soir, sous les couvertures, malgré le vent qui fait rage et la pluie qui tombe, ce sont des ronflements sonores, des respirations plaintives, des voix de rêveurs somnambules ou les protestations vigoureuses : "salaud, vache, c..." d'un poilu réveillé par son voisin qui lui marche dessus en allant pisser.
De jour, on se brosse, on se nettoie, on astique les armes, on se raccommode, on papote, on bouffe.
A Manheulles, dans un de nos derniers cantonnements, un de nos cabots avait trouvé, abandonnées par ceux qui y étaient venus avant nous, treize boîtes de viande de conserve, des boîtes de 300 grammes de viande, qu'il a bouffées en trois jours, en plus de l'ordinaire qui est déjà presque suffisant, et il n'en a, paraît-il, pas été incommodé le moins du monde.
L'état de saleté dans lequel on revient des tranchées est indescriptible. Heureusement que j'ai un tampon très dévoué qui se charge de me décrotter et d'astiquer mon flingot ; cela me décharge d'un grand poids.
Des histoires amusantes parfois se racontent à table. Un poilu de la première section part tous les soirs à la tranchée, chargé comme un mulet, avec un seau de charbon, des boîtes, des paquets, un bâton ... Il est si large qu'il a peine à passer par les boyaux ; alors, quand il est coincé aux passages difficiles, on l'entend gueuler : "Hé, les copains ! à moi !" et quatre hommes le tirent, le poussent, le hissent jusqu'à ce qu'il sorte. Bref, quand il arrive il n'a plus rien et a dû tout abandonner en route. C'est le même type qui, de sentinelle, une nuit obscure, à 20 mètres en avant de la tranchée, a trouvé moyen de s'égarer pour revenir et a erré une heure dans les réseaux de fil de fer, criant : "France ! France ! Hé, les copains ! C'est moi !" jusqu'à ce qu'un caporal, se demandant quel était l'asticot qui faisait ce potin, soit allé l'en tirer à moitié mort de peur. Je ne peux te narrer tout ça en détail, mais c'était à mourir de rire."