"Le ciel est par-dessus le toit
comme chanterait Verlaine et, à quelques quinze kilomètres, le canon s'est remis à gronder. Depuis hier, vers 4 ou 5 heures, sauf quelques accalmies préparant de plus fortes secousses, il ne s'est pas tu beaucoup.
J'ai pris la garde comme chef de poste, dans des baraquements que n'occupent plus guère que quelques éclopés, dans un endroit délicieux, à plusieurs kilomètres de la ville. Poste tranquille, où nous avons fait notre soupe nous-mêmes et pas vu un chat durant la nuit. Pas vu un chat, j'exagère ; un brancardier est venu nous demander l'hospitalité dans le poste et nous l'avons accueilli naturellement ; il revenait de la ligne de feu ramenant une douzaine de blessés que les gros obus allemands avaient fortement endommagés. Encore sous le coup de la terrible secousse où il avait failli laisser ses os, le pauvre bougre croyait tout son bataillon fichu, alors qu'en réalité, ce matin, renseignements pris, les pertes se bornent à peu de choses. Un aéro allemand les avait repérés dans une ferme, et ceux qui n'avaient pas été assez habiles pour battre vivement en retraite de 200 ou 250 mètres avaient reçu les pruneaux.
Voillans 24 septembre 2014 - 7 h 30 |
Le temps s'est mis de la partie, lui aussi. Il fait un soleil superbe ; les couchers et les levers de soleil ici sont magnifiques, et je goûte leur beauté comme privé de toutes autres joies.
Aujourd'hui, par le plus grand des hasards, comme je visitais mes sentinelles, j'ai rencontré Mercereau 1 qui passait avec son bataillon. Il était toujours aussi réjoui, aussi florissant. Nous n'avons eu que le temps de nous serrer la main, mais je connais sa compagnie et nous pourrons peut être nous revoir. J'ai eu également des nouvelles des camarades partis l'autre jour ; ils sont fatigués, mais le moral est bon."
1 Le Poète Alexandre Mercereau qui, entre les deux guerres, dirigea à Montparnasse Le Caméléon, où le 7 décembre 1924, il consacra, sous la présidence de Rachilde, une brillante soirée à la mémoire de Louis Pergaud.
Le même jour Louis Pergaud écrit à Marcel Martinet 1 :
Ah ! le turbin, mon vieux, ne manque pas ; aujourd'hui avec onze poilus j'ai pris la garde comme chef de poste à quelques kilomètres du cantonnement dans un endroit charmant. Le coucher du soleil était merveilleux et le lever plus magnifique encore. Ce sont des ciels d'apothéose. Puissent-ils nous présager de rapides et décisives victoires.
1 Marcel Martinet, écrivain, ami de Louis Pergaud.
" Tes deux "Job" feront moult heureux dans la compagnie, car le papier à cigarettes devient plus rare que les beaux jours. Depuis une demi-semaine, en effet, le temps s'est remis : un soleil admirable a desséché la boue des routes et pompé l'eau des tranchées ; et si les nuits sont fraîches les journées sont chaudes.
Voillans 24 septembre 2014 - 7h 30 |
Tous les jours des camarades qui reviennent du feu nous narrent en souriant leurs impressions. Je ne l'ai jusqu'à présent vu que de loin : des fusées éclatent, un léger nuage apparaît et une averse de plomb dégringole.
Hier soir, le canon a recommencé à chanter et nous nous sommes endormis en l'écoutant.
Je ne sais pas ce qu'endurent les camarades qui sont en avant, mais l'existence n'a rien de drôle pour ceux qui sont en arrière et attendent leur tour. Malgré tout, malgré les meilleures volontés, il est difficile de suffire aux lourdes besognes qui sont dévolues à ceux qui restent. Ce qu'on avale de poussières et de microbes ! Et les nuits passées à charger les trains d'éclopés, de blessés, de malades.
Et les chevaux qui crèvent. Et toutes les hideurs, tous les égoïsmes, comme aussi tous les dévouements et tous les héroïsmes. C'est quelque chose d'inoubliable.
Il y a 36 heures que je suis debout. Mais qu'est-ce que c'est à côté de ceux qui sont restés 4 jours dans les tranchées, les pieds dans l'eau à attendre la grêle de plomb !
Le sentiment du danger, je crois qu'on le perd assez vite : un fatalisme bienfaisant vous saisit et l'on va, vogue la galère. Ah ! si tous nos régiments étaient formés de gars de l'Est, du Nord ou de Paris ! peut être serait-ce déjà fini. En tout cas, j'ai comme une idée que la force que semble déployer l'armée allemande n'a plus qu'une valeur d'épouvantail. C'est le colosse aux pieds d'argile qui vient se délayer sous la pluie et qui va s'effriter au premier grand choc : on n'improvise pas des armées neuves et fortes avec des vieillards et des gosses qu'il faut mener revolver au poing.
Qu'attendent les Berlinois pour faire sauter Guillaume et sa dynastie ? Si la Révolution pouvait éclater là-bas, quel bonheur ce serait pour l'humanité !
1 Marcel Martinet, écrivain, ami de Louis Pergaud.
Voillans, route de La Grange des Noyes 24/9/14 - Cent ans après les lettres de Pergaud |
Coucher de soleil Voillans - 24 septembre 2014 - 19 h 30 |