Lettre du 16 mars 1871 Voillans J.M.J S.M.
Madame
Il y avait déjà quelques jours que l'on n'avait pas vu de prussiens, lorsque le facteur apporta d'assez mauvaises nouvelles. Une partie de l'armée du prince Frédéric-Charles devait passer par Baume. Cela n'était pas bien certain, mais pour s'en assurer, un habitant de Voillans se rendit à Baume et il rapporta que ces nouvelles étaient vraies et que l'avant-garde était déjà arrivée.
Joyeux de ne plus voir ces monstres, nous fûmes de nouveau plongés dans la tristesse (si l'on peut parler ainsi), car leur présence inspire une vraie tristesse. L'Avant-garde arriva à Baume le samedi et le dimanche, pendant que l'on sonnait la messe, cinq hulans* arrivaient à Voillans, venant d'Autechaux et annonçant l'arrivée de 290 soldats d'artillerie. (ils arrivèrent pendant la messe). Ils avaient 6 pièces de canon et six caissons qu'ils placèrent au beau milieu du Prélot, et d'autres voitures de bagages. Après avoir détaché leurs chevaux des pièces, ils les rangèrent dans les écuries et les granges qui avaient été marquées par l'avant-garde.
En entrant dans les maisons, ils faisaient une mine froide, toujours pour épouvanter les gens. Godard avait 18 chevaux et Xavier 12. A l'arrivée de ces barbares, un homme (Curty Etienne Marioutot), ayant voulu faire résistance fut conduit par eux au corps de garde, à coups de pieds et de pierres. Faut-il dire que ces hordes barbares n'ont pas d'humanité ? Martin voyant son frère ainsi maltraité par eux, essaya de l'arracher de leurs mains, spectacle horrible, ils le saisirent lui-même et le conduisirent au corps de garde, lui faisant subir les mêmes mauvais traitements qu'à son frère. Arrivés au corps de garde (chez Cordier) ils firent un fouet avec des saules enlacés et se mirent à leur donner la "schlague", mais pas longtemps.
On dit que Martin saigna au moins deux verrines de sang par suite de leurs coups. Martin hors de lui-même, parvint à s'échapper par une fenêtre et se sauva par Champraies. Arrivé là, les Prussiens s'aperçurent de sa fuite. Aussitôt, un hulan sauta à cheval et se mit à sa poursuite. Arrivé au-dessus de Champraies, ne connaissant pas le trajet, il battit et rebattit chemin sans savoir où aller et pendant ce temps Martin gagnait du terrain. Le hulan passa à peu près à un mètre loin de Martin qui était couché à plat ventre dans un buisson, heureusement, il ne le vit. Enfin il s'en revint sans avoir rien trouvé. Martin se réfugia à la Plaine Fin où il cracha le sang pendant toute l'après-midi. Ne se croyant pas assez sûr parce qu'il y avait des Prussiens à Autechaux, il s'en alla à Bois la Ville d'où il revint le mardi après le départ des Prussiens car ceux-là séjournèrent pendant deux jours.
Marioutot avait les pieds et les mains liés pendant la nuit, on ne lui donnait rien à manger. Dans cette affaire, les chefs s'en sont rapportés uniquement au témoignage de leurs soldats et n'ont point fait d'enquête. Les Prussiens lâchèrent Marioutot en partant. Voilà l'accident qui arriva à Voillans.
Pour cette fois, Monsieur le curé avait 9 hommes à la cure, un capitaine un colonel et un adjudant, les officiers logeaient dans la maison de Monsieur le Président. Je vous dirai un peu, leurs moeurs et leur caractère. Ils sont voraces, sales et ont toute l'insolence du vainqueur. Ils font des ratas de pommes de terre, dégoutants. Ils mettent plein une marmite de pommes de terre épluchées. Quand elles sont cuites, ils y mettent une terrine de graisse de lard et mange cela avec dérision. J'en ai vu un manger deux terrines de cette nourriture, aussi a-t-il failli en perdre la vie. Un peu plus, on serait allé chercher le soufflet de la commune pour les dégonfler ; ils ne savent pas quand ils sont rassasiés. Les chefs sont aussi sales et aussi filous qu'eux. Un Lieutenant en temps de paix à pris une cravate à un habitant de Voillans
Le mardi il arriva des "pontonniers"* qui séjournèrent un jour et repartirent le lendemain. Depuis là, Dieu soit béni, on n'en a plus revus à Baume. Je resterais bien un an pour vous faire le récit de leurs forfaits, comme Enée lorsqu'il racontait à Didon, reine de Carthage, la prise de Troie par les Grecs, et je pourrais vous citer ce vers de Virgile : (Infandum regina pubes renovare dolorem) Reine vous m'ordonnez de renouveler d'indésirables douleurs.