VOILLANS sous la Révolution
Voici le premier article sur ce sujet.
Il a été écrit par l'abbé André Voisard, curé de Voillans en 1952 à partir de documents que l'un de ses prédécesseurs avait rassemblés. Le texte suivant est assez touchant car il ne traite pas directement de la Révolution mais de l'histoire d'un enfant du village et de son entourage à cette époque.
Bulletin Mai 1952
Chers paroissiens,
Cette année, je voudrais consacrer quelques pages du bulletin paroissial sur l'histoire de nos paroisses pendant la Révolution. Ces documents viennent de me parvenir de l'archevêché où ils avaient été déposés par M. le chanoine Drouot ancien curé de Voillans.
Avant d'entrer directement dans le sujet je voudrais vous conter l'histoire d'un enfant de Voillans qui vivait justement pendant cette période de la Révolution.
Il s'agit de Jean François Bernard (1746 - 1814).
Il s'agit de Jean François Bernard (1746 - 1814).
Dans nos villages comtois il se trouve ce qu'on appelle un innocent, un de ces pauvres êtres plus ou moins privés de raison ; il est rare de ne point le voir attaché au service de la sonnerie de l'église paroissiale. On pourrait à ce sujet faire une intéressante étude physiologique, car il y a chez l'idiot une véritable attirance pour cet emploi qu'il remplit d'habitude avec un soin jaloux et un amour propre d'un genre particulier. Assurément on doit voir le côté pratique et intéressé, pour ces malheureux qui trouvent en des fonctions à la portée de leur pauvre intelligence, une maigre rétribution, soit communale soit fabricienne *, et quelques piécettes d'argent aux jours des baptêmes et des enterrements. Ils sont du reste à l'affût de ces cérémonies, ils les guettent avec une avidité qui ressemble à celle d'une bête fauve attendant sa proie ; ne voit-on pas la plupart d'entre eux, épier la mort, à la porte des moribonds. Dans trois villages, j'ai connu de ces pauvres malheureux, d'âges et de caractères différents, tous sonneurs acharnés, passionnés même, exubérants de joie à l'arrivée du médecin, à la vue du prêtre portant le Saint Viatique. Ils accouraient et à chaque visite que faisait au malade le curé ou le docteur béatement ils leur posaient cette invariable question : El o binto mau ? 1
Aux baptêmes les nouveaux chrétiens étaient carillonnés plus ou moins longtemps, mais toujours suivant la générosité des parrains et des marraines. Et quand un mariage avait lieu, si c'étaient gens cossus à la main généreuse, ou si l'innocent prévoyait qu'il boirait "A tire la Rigaud"*, la cloche était tirée longuement et vigoureusement, et les jeunes époux joyeusement carillonnés. Bref à cet appât du gain, il faut joindre encore une vieille faiblesse humaine qui n'est autre que l'orgueil. Comment l'orgueil peut-il nicher dans ces têtes faibles ? Eh bien l'idiot est essentiellement orgueilleux ; il se fâche à la vue de ceux qui manquent de coeur et de jugement au point de tourner en dérision sa faiblesse. Il s'efforce de sortir de sa situation inférieure quand il peut s'en rendre compte et toujours il cherche à attirer l'attention, à montrer qu'il n'est pas un être inutile, à se faire voir et valoir, il affectionne les vêtements de couleurs criardes, il aime à se faire entendre, à faire du bruit … dans le monde et c'est là, je crois, le vrai motif de sa passion pour les fonctions de sonneur dont il croit volontiers que nul autre ne peut s'acquitter que lui.
Jean François était né à Voillans de parents miséreux qui tous deux gagnaient péniblement leur vie en lavant le minerai de fer très abondant dans la localité. Totalement dépourvu de raison, le malheureux enfant fut pour eux une charge nouvelle. Devenu grand il ne leur fut d'aucun secours et refusait même quoique robuste de faire le moindre travail. Il passait ses journées entières au Rochot des soldats, petit revers à proximité de la route de Lyon à Strasbourg, dite des Intendants et du matin au soir en attendant le passage de la guimbarde de Montbéliard, il criait à tue-tête : Kyrie eleison. C'était son unique et éternelle chanson. Il la commençait à l'aurore et ne l'interrompait que lorsque son estomac lui indiquait qu'il était l'heure de sonner l'Angélus. Bernard se rendait alors sous le clocher, tintait la cloche, descendait chez sa mère, mangeait, et la bouche pleine encore revenait prestement à son endroit favori, pour entonner à nouveau l'interminable Kyrie eleison que la nuit seule interrompait.
L'infortuné Bernard plus connu sous le nom de "Gaichon"*, n'avait guère que 25 ans quand il perdit brusquement son père et sa mère, et se trouvant dans l'impossibilité de gagner sa vie, il eut été dans la plus noire misère, sans la grande charité de la famille Jeannin qui le recueillit et à qui il n'a donné que de l'ennui, pendant plus de cinquante ans.
La mort de ses parents ne changea pas ses habitudes ; au contraire, la maison de ses bienfaiteurs se trouvant en face du Rochot des soldats son séjour favori, il put plus facilement encore satisfaire toutes ses manies. Quand il rentrait au logis, il était insupportable : difficile pour sa nourriture, il n'aimait pas la soupe de lard : "Elle n'o pa boine pou Boina" 2 disait-il. Par contre si le Gaichon fut une grosse charge pour ses parents adoptifs, ce fut un pieux fou et un dévoué serviteur de l'Eglise. Sa passion était comme bien on pense de sonner la cloche. Il se croyait seul à savoir bien sonner ; et si par malheur un autre prenait sa place et tirait la corde, Bernard accourait sous le clocher de toute la vitesse de ses jambes, en criant le long du chemin "Paurra tieutche par qui que sonna" 3. Cette passion était telle qu'un soir de Toussaint, il lui arriva une aventure unique dans les annales des sonneurs de France et de Navarre. Il se fatigua à ce point de sonner le glas funèbre pendant toute la veillée, qu'il eut les reins littéralement brisés et qu'il se trouva dans l'impossibilité de faire un pas ; ses protecteurs durent venir le chercher sous la cloche où il était étendu et l'emporter sur une civière. Il n'aurait pu seul retourner chez eux. Le Gaichon aimait les vêtements de couleurs criardes. Aussi lui avait-on fait un habit en basques écossaises, vêtement dont il était particulièrement fier. Le dimanche quand il l'avait endossé, il montait, jusqu'aux premiers bancs de l'église près du choeur, pour se faire remarquer. Comme il était très grand il se croyait immortel. Il ne l'était pas heureusement pour son entourage. Il Mourut le 31 décembre 1813 à l'âge de 78 ans. En écrivant son acte de décès, le curé M. Baptiset, y ajouta cette note à l'éloge de la grande charité de la famille Jeannin : J.F. Bernard, privé de la raison, a été nourri, habillé, soigné par charité, quoique fort incommode, par les soins de Pierre Joseph Jeannin et Pierre Claude Jeannin pendant l'espace de 50 ans ; il a été pleuré par Claudine Jeandot femme d'Alexis Jeannin son père nourricier comme un enfant de la famille des susdits Jeannin. (Baptiset curé). Le lendemain 1er janvier 1814 eurent lieu ses funérailles. On le porta en terre revêtu de son bel habit à carreaux et la cloche sa vieille amie mêla ses longs sanglots à ceux de ses bienfaiteurs.
Ci-dessous les deux trous qui permettaient aux cordes des cloches de passer et d'être tirées.
Jean-François a dû les regarder souvent en carillonnant !
1 "Il est bientôt mort ?"
2 "Elle n'est pas bonne pour moi"
3 "Mais qui donc la sonne ?"
Traduction Claude Champroy
* fabricien : Membre du Conseil de Fabrique d'une Paroisse. Celui-ci est chargé de l'administration des revenus et dépenses.
(La fabrique étant tout ce qui appartient à une église parroissiale, les fonds et revenus attachés à l'entretien de l'église, l'argenterie, les ornements, etc.)
* à tire-larigot (orthographe classique) Cette expression signifie en grande quantité, en abondance, sans limite.
Le larigot est une ancienne petite flûte rustique. C'est aussi un jeu d'orgue, appelé parfois petit nasard, imitant le son de cette flûte.
Née dès la fin du XV° siècle de l'association du verbe "tirer" (sortir un liquide de son contenant), et du nom 'larigot", cette expression était à l'époque associée au verbe "boire". "Boire à tire-larigot" était donc pour les buveurs une incitation à faire sortir le vin des bouteilles comme on faisait sortir le son de la petite flûte.
* Gaichon : garçon en patois
Le sonneur de cloches
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Ci-dessous les deux trous qui permettaient aux cordes des cloches de passer et d'être tirées.
Jean-François a dû les regarder souvent en carillonnant !
Sonneurs de cloches en Espagne |
2 "Elle n'est pas bonne pour moi"
3 "Mais qui donc la sonne ?"
Traduction Claude Champroy
* fabricien : Membre du Conseil de Fabrique d'une Paroisse. Celui-ci est chargé de l'administration des revenus et dépenses.
(La fabrique étant tout ce qui appartient à une église parroissiale, les fonds et revenus attachés à l'entretien de l'église, l'argenterie, les ornements, etc.)
* à tire-larigot (orthographe classique) Cette expression signifie en grande quantité, en abondance, sans limite.
Le larigot est une ancienne petite flûte rustique. C'est aussi un jeu d'orgue, appelé parfois petit nasard, imitant le son de cette flûte.
Née dès la fin du XV° siècle de l'association du verbe "tirer" (sortir un liquide de son contenant), et du nom 'larigot", cette expression était à l'époque associée au verbe "boire". "Boire à tire-larigot" était donc pour les buveurs une incitation à faire sortir le vin des bouteilles comme on faisait sortir le son de la petite flûte.
* Gaichon : garçon en patois
Le sonneur de cloches
Notre Vieille cloche 1484 Jean-François l'a évidemment fait sonner ! |